Le grand leurre du numérique dans le monde de la musique
Il y a péril en la demeure dans le monde de la musique. Dans un essai documenté et structuré, alarmant « mais pas alarmiste », le vétéran journaliste à La Presse Alain Brunet démontre que l’économie numérique est en train d’asphyxier les créateurs et la création.
Avec Internet, et la dématérialisation qui est venue avec, plusieurs acteurs culturels — et médiatiques — espéraient un eldorado, un accès facile et continu aux contenus. Mais là où plusieurs voyaient une « diversification exponentielle des sources », il y a plutôt eu « une concentration d’entreprises initiatrices [des] technologies de rupture » qui ont fini par assécher les revenus des artisans, écrit Alain Brunet dans La misère des niches, à paraître le mardi 3 avril 2018.
« La nouvelle économie dans la musique est une économie de mégastars, mais le reste du monde crève de faim », résume au bout du fil le journaliste en entrevue au Devoir.
Il y a donc, illustre Brunet, une espèce de « 1 % » de musiciens qui peuvent vivre et fort bien de leur travail de création (souvent sans grande audace). Citant la théorie de la Longue Traîne de Chris Anderson, le critique musical raconte donc que « la culture est une immense bête en mutation, dont la queue a pris une ampleur disproportionnée par rapport à la tête et au tronc », qui seraient des productions de masse. Il y a dans l’industrie musicale une quantité immense de petites niches, qui ne parviennent pas à sortir la tête de l’eau.
« C’est un pourcentage infinitésimal de gens qui font de la création qui bénéficie de l’économie de l’Internet », insiste Brunet au Devoir. Avec comme conséquences une perte d’expertise, une fatigue des musiciens, un amincissement de l’audace, même.
On est dans une civilisation des contenus, mais les gens qui créent ces contenus-là sont dans une situation de très grande précarité, c’est paradoxal.
— Alain Brunet
Posé et inquiet
La genèse de La misère des niches date de l’enregistrement de l’émission de Télé-Québec La musique à tout prix, qui était menée par Ariane Moffatt et Louis-Jean Cormier et pour laquelle Alain Brunet avait été questionné. Le musicien, auteur et employé chez l’éditeur XYZ Tristan Malavoy y était recherchiste principal. « Et il avait lu mes entrées de blogue où je parlais de ces sujets-là, et m’a demandé pourquoi je ne ferais pas un livre avec ça. » Brunet a dit oui.
Au final, l’essai fouillé à la manière d’un travailleur de l’information est bien organisé, chaque chapitre éclairant sa part du problème tout en étant interconnecté aux autres sections. Alain Brunet y reste posé, même si on sent son inquiétude.
« Je suis posé parce que je ne suis pas un militant, je suis quand même un journaliste. Ce n’est pas un manifeste. Mais oui, c’est assez orienté, sauf que je trouve que je dépeins une situation assez alarmante. Et je n’ai pas du tout l’impression d’être alarmiste. »
Alain Brunet, à La Presse depuis 1984, assure ne pas jouer les nostalgiques, même s’il est un peu forcé de constater que les anciens modèles, bien que forts imparfaits, étaient plus justes pour les créateurs. « C’était pas le Pérou, c’était pas extraordinaire, mais c’était quand même mieux. En ce moment, c’est pire que pire, alors qu’on est censé être dans une période de croissance généralisée en Occident. On est dans une civilisation des contenus, mais les gens qui créent ces contenus-là sont dans une situation de très grande précarité, c’est paradoxal. »
Est-ce que le blâme revient au consommateur de musique, qui peut, sans verser de sous, avoir accès à la musique de milliers, de millions d’artistes ? L’auteur estime que les consommateurs vont être obligés de faire leur examen de conscience, mais ajoute que d’essayer de les convaincre de payer les contenus est « un faux débat ». « Il s’agit de créer une économie qui est viable, qui ne tue pas l’écosystème de la création. »
Vaste programme. Mais Brunet y croit. Dans La misère des niches, il affirme que seule une mobilisation historique avec des revendications communes « pourra faire bouger les gouvernements, modifier les traités internationaux sur la propriété intellectuelle, contraindre les monopoles à un partage équitable de leurs profits hallucinants ».
À ses yeux, donc, le Québec ou le Canada seuls ne pourront rien changer à l’assèchement des revenus de leurs créateurs, insiste-t-il. « Il faut que ça se règle dans au moins sept gros marchés internationaux, et les États-Unis seront sûrement les derniers, quoiqu’il y a quand même beaucoup d’Américains qui souffrent de ça. »
Légèrement usé ou déprimé, le vétéran critique ? Pas du tout, dit-il. « Tu sais quoi, ça me botte le derrière cette affaire-là. Je trouve qu’il y a une fenêtre historique qui s’ouvre en ce moment, on retourne dans une grande période de contestation. Tous les gens qui créent des contenus de qualité vont devoir se lever et dire que ça va faire, que ça ne marche plus. »
ALAIN BRUNET SUR…
Les niches. « Ce qu’on nommait jadis “culture générale” est un souvenir de plus en plus lointain. L’imaginaire culturel se trouve archi-fragmenté, l’humain de l’univers numérique s’isole dans l’une ou l’autre de ces micro-tendances. »
Les inégalités. « L’écart entre une infime minorité d’artistes immensément riches et le reste de la planète musicale n’a jamais été aussi prononcé qu’il l’est aujourd’hui […] À l’évidence, l’industrie de la musique n’arrive plus aujourd’hui à traiter équitablement ses créateurs, ses interprètes et leurs équipes. »
Les médias. « Ce déclin simultané de la valeur marchande de la musique enregistrée et de la presse écrite n’a strictement rien à voir avec une baisse d’affluence, mais bien avec la gratuité ou la quasi-gratuité imposée par le nouvel ordre virtuel. Les gens consomment plus de contenus audiovisuels et lisent plus que jamais pendant que ces valeurs s’écroulent et que leurs créateurs voient leur profession menacée. »
Le devoir
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